II
Là où le Désert des Soupirs cède la place aux frontières d’Ilmiora, entre les côtes du continent oriental et les pays de Tarkesh, de Dharijor et de Shazar, s’étend la Mer Pâle.
C’est une mer froide, une mer triste et glaciale, mais les navires se rendant d’Ilmiora à Dharijor préfèrent l’emprunter plutôt que d’affronter les dangers moins naturels des Détroits du Chaos.
Elric, tremblant de froid sur le pont de la nef Windrunner, fixait de ses yeux rouges et tristes l’horizon éternellement nuageux.
Dans les ports, il avait appris que la guerre avait déjà éclaté entre les Jeunes Royaumes de l’Ouest, d’une part, et Dharijor et Pan Tang, de l’autre.
Tandis que le navire approchait des côtes de Tarkesh, il se demandait où en seraient les hostilités à son arrivée.
En débarquant à Banarva, port de la péninsule de Tarkesh, il vit que la guerre avait déjà assombri les Jeunes Royaumes. Les rumeurs les plus diverses couraient, et la seule certitude qu’Elric put en retirer, c’était que la bataille décisive n’était pas encore engagée.
Tout le continent occidental était couvert d’hommes en marche. De Myyrrhn, les hommes ailés arrivaient en volant. De Jharkor, les Léopards Blancs de la reine Yishana se hâtaient vers Dharijor, tandis que Dyvim Slorm et ses mercenaires faisaient route vers le nord pour se joindre à eux.
Dharijor était la plus puissante nation de l’Ouest, et elle avait trouvé en Pan Tang un allié formidable. Jharkor, la seconde en puissance, ne parvenait pas à égaler les forces de ceux qui menaçaient la sécurité des Jeunes Royaumes, bien qu’elle eût pour alliés Tarkesh, Myyrrhn et Shazar.
Plusieurs fois déjà, Dharijor avait manifesté sa soif de conquêtes, et cette alliance hâtive avait été formée pour l’arrêter avant qu’elle soit de force à envahir tout le continent.
Y parvenaient-ils ? Elric ne put s’en faire une idée. Les rapports étaient trop confus.
Partout, des hommes se caparaçonnaient de métal, préparaient leurs montures, aiguisaient leurs armes et se mettaient en route sous leurs gaies bannières de soie pour tuer et pour piller.
C’était bien ici, pensa Elric, que devait se dérouler la bataille de la prophétie. Avait-elle déjà eu lieu ou ne s’était-elle pas encore engagée ? Essayant de ne pas penser à Zarozinia, il tourna ses tristes yeux vers l’ouest. Stormbringer était lourde comme un boulet contre son flanc, mais il la touchait constamment pour y puiser sa vitalité.
Il passa la nuit à Banarva. Au matin, il se procura un bon cheval et partit pour Jharkor à travers l’interminable steppe.
Elric traversa un monde déchiré par la guerre, et sentit son sang bouillir devant tant de destructions gratuites. Bien qu’il ait vécu longtemps de son épée et d’expédients divers, qu’il ait tué une femme, commis un urbicide et bien d’autres crimes il détestait la stupidité de la guerre où les hommes s’entre-tuent pour des raisons on ne peut plus brumeuses.
Une fumée amère lui irritait la gorge ; parfois, il rencontrait de petits groupes de citadins fuyant, sans savoir où ils allaient, les terribles soldats de Dharijor qui avaient pénétré profondément dans cette partie du pays sans rencontrer de résistance de la part des armées de Hilran, roi de Tarkesh, qui étaient concentrées plus au nord en prévision de la bataille décisive.
Elric arriva aux Marches de l’Ouest, sur la frontière de Jharkor. Ici, vivaient en des temps meilleurs de rudes bûcherons et moissonneurs. Mais maintenant, les forêts étaient brûlées et les récoltes détruites.
Son voyage le conduisit à travers ce qui avait été une profonde forêt : troncs calcinés silhouettés contre le ciel gris et mouvant.
Il releva le capuchon de sa lourde cape noire pour se protéger contre une averse soudaine qui, dans un bruit monotone et déprimant, noya l’univers de rideaux gris et noirs.
Il se trouva qu’en passant près d’une masure en ruine, mi-chaumière, mi-trou creusé dans le sol, il entendit une voix coassante l’appeler :
— Maître Elric !
Étonné qu’il y eût quelqu’un et qu’on l’eût reconnu, il tourna son visage pâle et triste en direction de la voix.
Un personnage déguenillé apparut devant le trou qui servait de porte à la masure et lui fit signe d’approcher. Arrêtant son cheval à quelques pas, Elric vit que c’était un très vieil homme, ou une vieille femme, il n’aurait su le dire.
— Tu connais mon nom, dit-il. Comment se fait-il ?
— Vous êtes un personnage de légende dans tous les Jeunes Royaumes. Qui ne reconnaîtrait votre visage et la lame que vous portez ?
— C’est vrai, certes, mais je pense que dans ton cas il y a plus que cela. Qui es-tu ?
Tandis que le pauvre diable utilisait, quoique maladroitement, la Langue Sacrée de Melniboné, Elric s’exprimait intentionnellement dans le rude et vulgaire langage qui était la lingua franca de ce temps-là.
— Accepterez-vous mon hospitalité ?
Elric regarda le taudis et secoua la tête.
Le misérable s’inclina moqueusement devant lui.
— Ainsi donc le puissant seigneur ne veut point honorer de sa présence ma pauvre demeure. Mais ne s’étonne-t-il pas que le feu qui a rasé cette forêt ne m’ait fait, à moi, aucun mal ?
— J’avoue, dit Elric songeusement, que c’est une question intéressante.
— Il y a un mois que les soldats sont passés ici. Ils étaient de Pan Tang. Des cavaliers démoniaques accompagnés par des tigres dressés à la chasse. Ils ont détruit les récoltes et brûlé la forêt afin que les fuyards ne puissent se nourrir de baies sauvages ou de gibier. J’ai vécu toute ma vie dans cette forêt, gagnant ma pitance à l’aide de quelques simples sortilèges et prophéties. Lorsque je vis que les murs de flammes allaient m’engloutir, je criai le nom d’un démon, un de ceux du Chaos, que je n’avais jamais osé invoquer auparavant. Il vint. Sauve-moi, m’écriai-je. Et que feras-tu en échange ? demanda le démon. N’importe quoi, dis-je. Alors, porte ce message pour mon maître, me dit-il. Lorsque l’assassin de sa propre race, Elric de Melniboné, passera par ici, dis-lui qu’il a un parent qu’il ne tuera pas et qu’il le trouvera à Sequaloris. Si Elric aime sa femme, il jouera le rôle qui lui a été imparti. S’il le joue bien, sa femme lui sera rendue. Je fixai ce message dans mon esprit et je vous l’ai transmis, comme j’en avais fait serment.
— Merci, dit Elric. Et qu’avez-vous donné en échange ?
— Bah, mon âme, évidemment ! Mais elle était vieille et de peu de valeur. L’enfer ne peut être pire que cette existence.
— Alors pourquoi ne vous êtes-vous pas laissé brûler, plutôt que de perdre votre âme ?
— Parce que je veux vivre, dit le misérable en souriant. Oh ! la vie est chose bonne ; la mienne est misérable, peut-être, mais la vie qui m’entoure, voilà ce que j’aime. Mais ne vous laissez pas retarder par moi, seigneur. Des soins plus urgents vous attendent.
Encore une fois, le miséreux lui fit un salut moqueur et Elric partit, à la fois stupéfait et encouragé. Sa femme vivait donc encore ! Mais quel sombre marché devrait-il conclure pour la retrouver ?
Il éperonna sauvagement son cheval et galopa vers Sequaloris, en Jharkor.
Derrière lui, il lui sembla qu’au bruit de la pluie se mêlait un rire à la fois moqueur et pathétique.
Maintenant qu’il savait où il allait, il chevauchait plus rapidement, mais en évitant prudemment les bandes de pillards qui ravageaient le pays. Enfin, la steppe aride fit place aux riches terres à blé de la province de Sequa. Un jour plus tard, Elric entra dans la petite ville fortifiée de Sequaloris, qui n’avait pas encore été attaquée.
On s’y préparait à la guerre toutefois, et il y apprit des nouvelles de première importance pour lui : les mercenaires d’Imrryr étaient attendus le lendemain, sous la conduite de Dyvim Slorm, cousin d’Elric et fils de Dyvim Tvar.
Une certaine inimitié avait régné entre Elric et les Imrryriens, car c’était l’albinos qui les avait forcés à mener une vie de mercenaire, en participant, il y avait bien des années, au raid contre Imrryr, la Cité qui Rêve. Mais cela était loin et depuis, lui et les guerriers d’Imrryr s’étaient déjà battus deux fois du même côté. Il était leur chef de droit, et les liens de la tradition étaient forts dans la race ancienne que les nouveaux peuples des Jeunes Royaumes étaient venus supplanter.
Elric priait Arioch, souhaitant que Dyvim Slorm ait une idée de l’endroit où se trouvait sa femme.
Le lendemain à midi, les mercenaires entrèrent fièrement dans la ville. Elric vint à leur rencontre. Les guerriers paraissaient fatigués par la longue chevauchée, et par le lourd butin qu’ils ramenaient car, avant que Yishana fît appel à eux, ils avaient écumé le pays de Shazar, proche des Marais de la Brume.
Ils étaient différents des autres races, ces Imrryriens, avec leur visage pâle et allongé, leurs yeux obliques et leurs pommettes hautes. Et ils n’étaient point parés de vêtements volés, on reconnaissait les ors, les bleus et les verts typiquement melnibonéens, ainsi que leurs métaux finement travaillés. Ils étaient armés de longues lances aux fers ovales et de lourdes épées. Leur attitude arrogante montrait qu’ils étaient convaincus de leur supériorité sur les autres mortels, et, comme Elric, ils ne paraissaient pas tout à fait humains dans leur surnaturelle beauté.
Elric, lui, était vêtu de sombre : une casaque à haut col en cuir noir piqué, serrée à la taille par une large ceinture sans ornements à laquelle pendaient un poignard et Stormbringer. Un cercle de bronze noir empêchait ses cheveux d’un blanc de craie de retomber sur ses yeux ; ses culottes et ses bottes étaient également noires. Tout ce noir contrastait fortement avec son teint blanc et ses yeux rouges et fiévreux. Elric s’avança.
Dyvim Slorm s’inclina sur sa selle, sans manifester aucune surprise.
— Cousin Elric, le présage ne nous avait donc pas trompés !
— Quel présage, Dyvim Slorm ?
— Un faucon… c’est votre oiseau, si je me souviens bien.
Il était de coutume cher les Melnibonéens d’identifier le nouveau-né par un oiseau, dans le cas d’Elric, le faucon oiseau de proie et de chasse.
— Et que vous dit-il ? demanda Elric impatiemment.
— Un message bien curieux. Nous étions à peine sortis des Marais de la Brume lorsqu’il vint se percher sur mon épaule et me dit, parlant dans le langage des hommes, d’aller à Sequaloris, où je trouverai mon roi. De là, nous devrons ensemble rejoindre les armées de Yishana. L’issue de la bataille qui s’ensuivra, qu’elle nous soit favorable ou non, déterminera la direction que prendront nos destinées. Cela vous éclaire-t-il, cousin ?
— Quelque peu… Mais venez, je vous ai réservé une table à l’auberge. Je vous raconterai ce que je sais devant un verre de vin. J’ai besoin de votre aide, cousin, car ma femme a été enlevée par des agents surnaturels, et je crains que, de même que ces guerres, ce ne soit qu’un élément de quelque dessein plus élevé.
— Allons vite à l’auberge, alors. Vous avez piqué ma curiosité, cousin. D’abord des faucons et des prophéties, maintenant un enlèvement et des guerres… je me demande ce que la suite nous réserve.
Précédant les guerriers d’Imrryr, guère plus d’une centaine, mais endurcis par leur vie vagabonde, Elric et Dyvim Slorm suivirent les rues mal pavées jusqu’à l’auberge, où Elric esquissa brièvement ce qui s’était passé.
Avant de répondre, son cousin vida sa coupe puis la reposa avec bruit.
— Je pressens, dit-il en plissant le front, que nous sommes les jouets d’une lutte entre les dieux, dont nous ne percevons que quelques détails éparpillés, mais dont le plan d’ensemble nous échappe.
— C’est bien possible, dit Elric, mais cela ne m’amuse pas le moins du monde, et je veux retrouver ma femme. Je n’ai pas la moindre idée du lieu où nous devrons, ensemble, marchander son retour et ne puis m’imaginer ce que désirent ceux qui l’ont capturée. Mais, si ces prophéties proviennent de la même source, il me semble que le mieux, en attendant d’y voir clair, c’est de leur obéir. Ensuite, nous pourrons peut-être agir selon notre vouloir.
— Cela me semble sage, dit Dyvim Slorm, et je suis d’accord avec vous. Il esquissa un sourire. Que cela me plaise ou non, d’ailleurs.
— Où se trouve l’armée de Dharijor et de Pan Tang ? demanda Elric. J’ai entendu dire qu’elle se regroupait.
— Elle s’est déjà regroupée et a repris son avance. La bataille qui s’annonce décidera du sort des nations occidentales. Et je suis du côté de Yishana, non seulement parce qu’elle a acheté notre aide, mais parce que je crois que, si les pervers seigneurs de Pan Tang dominent ces nations, leur règne tyrannique menacera la sécurité du monde entier. Ces sorciers arrivistes qui cherchent à émuler le Glorieux Empire ne me disent rien de bon.
— Oui, oui, dit Elric. Ce sont des insulaires, comme nous l’étions. Ce sont des sorciers et des guerriers, comme l’étaient nos ancêtres. Mais leur sorcellerie est noire et insalubre, bien plus que la nôtre ne le fut jamais. Nos ancêtres étaient cruels, c’est vrai, ils ont commis des crimes épouvantables, mais c’était pour eux chose naturelle, tandis que ces nouveaux venus ont perverti leur humanité, une humanité que nous ne possédions pas au même degré qu’eux. Il n’y aura jamais un nouvel Empire Glorieux, et leur règne ne durera pas dix mille années, comme celui de Melniboné. Nous vivons une ère nouvelle, Dyvim Slorm, et c’est vrai dans plus d’un sens. Le temps de la sorcellerie est sur son déclin, et les hommes découvrent de nouvelles façons de domestiquer les forces de la nature.
— Oui, acquiesça Dyvim Slorm, notre savoir est si ancien, de même que notre logique, qu’ils ont peu de relations avec le présent. Leur domaine est le passé…
— Vous avez sans doute raison, dit Elric avec lassitude. Et il est juste que nous soyons devenus des vagabonds, car il n’y a pas place pour nous en ce monde.
Ils burent en silence, préoccupés par ces problèmes philosophiques et théologiques. Mais les pensées d’Elric revenaient sans cesse à Zarozinia, dont le sort l’inquiétait de plus en plus.
L’étrange poème prophétique de la créature qu’il avait ranimée sollicitait sans cesse son attention. Il y était question d’une bataille, le faucon de Dyvim Slorm en avait également fait mention, du conflit qui allait opposer les forces de Yishana à celles de Sarosto de Dharijor et de Jagreen Lern de Pan Tang…
Il prit sa décision. Oui, il irait avec Dyvim Slorm et y prendrait part. S’il n’obéissait pas aux prophéties, il perdrait la seule chance qu’il avait de jamais revoir sa femme. Il se tourna vers son cousin.
— Je pars avec vous demain et mettrai mon épée au service de Yishana. Quoi qu’il en soit du reste, mon aide ne sera pas superflue pour lutter contre le Théocrate et ses alliés.
— C’est bien, dit Dyvim Slorm avec chaleur. Ce n’est pas seulement notre destin, mais celui des nations, qui est en jeu.